L’Afrique au défi de l’emploi (1/5). Les PME sont cruciales pour générer des emplois sur le continent, estime le président du fonds d’investissement I&P.
Au cours des deux prochaines décennies, 450 millions de jeunes devraient venir grossir les rangs de la population active en Afrique. Leur fournir des emplois en nombre suffisant sera le grand défi du continent. Pour y parvenir – et ainsi combattre le mal-développement –, les PME africaines ont un rôle crucial à jouer, estime Jean-Michel Severino, président d’Investisseurs & Partenaires (I&P), un fonds qui accompagne les entrepreneurs africains. Pour l’ancien directeur de l’Agence française de développement (AFD), la dynamique entrepreneuriale est bien ancrée en Afrique, mais « la vraie bataille » est de faire rentrer ces sociétés dans le secteur formel.
Votre métier est d’investir dans les PME africaines. Celles-ci pourront-elles contribuer à répondre au défi de l’emploi en Afrique ?
Oui, et cela même si le tissu d’entreprises est encore naissant sur le continent. Partout sur la planète, les plus gros pourvoyeurs d’emplois sont les PME, même si les grands groupes jouent un rôle intéressant car ils offrent les emplois les plus stables, les mieux rémunérés et souvent les plus technologiques. La grande question – et la vraie bataille – est surtout de savoir si ces jobs vont être créés par des PME du secteur formel.
Pour les Etats, c’est crucial : de cela dépend leur alimentation en ressources fiscales. Pour les salariés aussi, c’est essentiel : ils peuvent y gagner du revenu, mais surtout de la stabilité et de la prévisibilité. Ainsi, ils sont capables d’élaborer des stratégies familiales et d’investir dans l’avenir. Les salariés formels envoient plus leurs enfants à l’école que les autres, ils se logent mieux et ils se soignent mieux car ils ont davantage accès à des solutions de couverture maladie. Avoir une feuille de paie permet aussi d’aller à la banque et d’emprunter.
Tout cela est critique dans une perspective de développement. Pour nous, chez I&P, la formalisation des PME est une question très importante.
Dans votre ouvrage Entreprenante Afrique (avec Jérémy Hajdenberg, éd. Odile Jacob, 2016), vous parliez d’une révolution entrepreneuriale. Votre constat reste-t-il le même malgré les inquiétudes sur la croissance de ces dernières années ?
La chute des prix des matières premières a entraîné certains pays à fond de cale, et notamment des gros comme le Nigeria, l’Angola et l’Afrique du Sud. Mais cela n’a pas changé la dynamique générale pour le reste du continent. Le diagnostic reste inchangé, car les facteurs de cette révolution sont toujours là : une évolution macroéconomique plutôt favorable, une orientation de la politique économique qui est plutôt libérale, l’urbanisation et la croissance démographique qui sont des moteurs de fond, l’amélioration des niveaux éducatifs.
Certaines tendances se développent plus lentement que ce qu’on imaginait, mais le phénomène est tout de même bien installé. Ce qui est plus déprimant, c’est l’évolution de la situation sécuritaire et politique, notamment au Sahel. Les populations les plus pauvres, rurales, sont affectées à plein. Et cela empêche la dynamique entrepreneuriale de s’étendre dans ces zones.
Quelles sont les principales barrières au développement des PME ?
Dans les enquêtes, les entrepreneurs disent tous que l’aspect financier est le plus difficile. L’incertitude judiciaire est aussi un grave souci. Je suis quant à moi très frappé par l’énormité des problèmes liés aux infrastructures : les routes, l’énergie, les déchets… Imaginez que les boîtes sont souvent obligées de prendre elles-mêmes en charge certaines de ces dimensions, comme l’assainissement, propre à tout processus industriel. En France, c’est un service public qui s’en occupe. Nous avons d’ailleurs perdu des entreprises dans lesquelles nous avions investi à cause de ce type de difficultés. Comme cette usine implantée à proximité d’une route en terre battue. On se dit : c’est mieux que rien ; mais à la saison des pluies, d’un coup, plus rien ne circule, on ne peut plus sortir la production…
Ces entrepreneurs doivent avoir les épaules larges pour mener à bien leur projet…
Exactement. D’ailleurs, les talents nécessaires pour devenir entrepreneur en Afrique sont à peu près inversés par rapport à ceux qu’il faut en Europe ou aux Etats-Unis. Il n’est pas indispensable d’avoir de grandes idées pour être entrepreneur en Afrique, puisqu’il s’agit d’économies où il y a encore besoin de tout. A Ouagadougou, il suffit de regarder la liste des biens importés en douane pour trouver au moins 25 idées. A Paris, on se gratte un peu la tête en se demandant quoi inventer ; pour créer une société, il faut trouver une bonne niche, mais une fois que c’est fait, les services publics fonctionnent, tout comme la logistique ou le droit. En Afrique, une fois que vous avez votre idée, les problèmes commencent. Il faut se battre contre tout : les douaniers, les agents du fisc, l’électricité qui marche seulement trois heures par jour, les routes qui n’existent pas. Les entrepreneurs doivent déplacer des montagnes.
Y a-t-il des secteurs qui vous semblent plus prometteurs ?
Il y a encore tout à faire. Mais certains se prêtent à des croissances plus significatives et sur le très long terme. Par exemple l’agrobusiness, car il y a à la fois beaucoup de ressources et une population gigantesque à nourrir. La distribution aussi, qui doit se moderniser pour servir cette démographie en croissance. Et il y a des secteurs entiers à construire dans la santé et l’éducation.
Il y a eu tout un discours, ces dernières années, autour des start-up africaines. Pourtant, il semble qu’il y ait peu de réussites tangibles…
Oui, il faut être prudent vis-à-vis de ce secteur qui est encore plus réduit si on enlève les équipes étrangères. Comme souvent avec l’Afrique, on s’est précipité sur le phénomène et on l’a vu beaucoup plus gros qu’il n’est. Ceci dit, il y a quand même une réalité : on voit émerger de jeunes entrepreneurs dans la techno, inconnus au bataillon il y a quinze ans. Nous en finançons quelques-uns. Il suffira de quelques succès emblématiques pour changer la donne.
Cela fait huit ans que vous êtes à la tête d’I&P. Quel bilan tirez-vous ?
Nous avons levé 210 millions d’euros, financé plus de 100 entreprises et ainsi créé des milliers d’emplois. Or il faut bien voir que le soutien à l’entrepreneuriat en Afrique a longtemps été un no man’s land. A titre personnel, j’ai une grosse satisfaction et une grosse déception. La satisfaction, c’est que c’est possible. La preuve, on s’est beaucoup développé. La déception, c’est que tout ce que nous ferons sera toujours petit à l’échelle des pays africains. On ne peut que prétendre avoir un effet de démonstration et suggérer à d’autres de faire pareil.
Les choses bougent, mais y a encore trop peu d’acteurs par rapport à l’enjeu. Il va y avoir 450 millions d’Africains additionnels sur le marché du travail dans les vingt prochaines années. Avec un rythme de croissance de 4 à 5 %, on peut tabler sur la création de 250 millions emplois formels. C’est bien, mais cela laisse 200 millions de personnes qui n’auront pas d’autre choix que le secteur informel. Les dynamiques d’investissement actuelles ne permettent pas de mordre sur cette réalité.
Malgré l’engagement pris à l’échelle internationale d’éradiquer d’ici à 2030 l’extrême pauvreté, l’Afrique concentre toujours plus de la moitié des pauvres du monde. Parce que cette bataille planétaire sera perdue ou gagnée sur le continent, Le Monde Afrique est parti explorer les solutions mises en œuvre, dans divers pays africains, pour tenter de venir à bout de la grande misère. Le troisième volet de notre série se penche sur le défi de l’emploi, alors que 450 millions de jeunes devraient venir grossir les rangs de la population active en Afrique au cours des deux prochaines décennies.
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